YSENGRIMUS — Bon, c’est déjà tendance de dire que le cyber-journalisme citoyen piétine. On cherche ostentatoirement des explications. On ne se gène pas pour le dénigrer dans le mouvement, ça fait toujours ça de pris. On suggère qu’il est trop de la marge et de la basse fosse. Qu’il fait dans la crispation systématique et la résistance par rejet en bloc. On lui reproche son sempiternel périphérisme. Personnellement, je pense que si le cyber-journalisme citoyen piétine et végète (ce qui reste encore en grande partie à prouver au demeurant), ce n’est pas à cause de son périphérisme, ou de sa marginalité, ou de sa résistite aiguë. Je crois plutôt que c’est le mimétisme qui, lentement, le tue.
Formulons la chose concrètement, sans apparat. Tout commentateur citoyen lit le journal du matin. C’est fatal. On s’informe à l’ancienne aussi. Nos coutumes ordinaires ne se déracinent pas comme ça. Y a pas de mal à ça, au demeurant. On parcoure les titres, on lisotte nos chroniques (honteusement) favorites. On se laisse instiller l’air du temps d’un œil, en faisant au mieux pour dominer la situation. On tressaute, comme tout le monde, au fait divers sociologiquement sensible du moment (il nous fait inévitablement tressauter, c’est justement pour ça qu’il est sociologiquement sensible). Alors, de fil en aiguille, entre la poire et le fromage, on accroche l’ordi portable et on commente à chaud. C’est si doux, si fluide, si facile. Comme on a du bagou et peu de complexes, première affaire que tu sais, un billet est né. Quelques clics supplémentaires et zag, le voici, sans transition, dans l’espace public. Se rend-on compte seulement de ce qui vient de nous arriver, en rapport avec le journal du matin? On vient tout simplement de lui servir la soupe en le glosant gentiment, en le répercutant, sans malice et sans percutant.
J’appelle cyber-journalisme de type TÉLEX l’action d’un repreneur de titres qui répercute la nouvelle du moment en croyant, souvent de bonne foi, l’enrober d’un halo critique. Ce susdit halo critique, bien souvent aussi, est une simple redite clopin-clopant des éditos conventionnels que notre journaliste de type TÉLEX n’a, au demeurant, pas lu. Les carnets de type TÉLEX existent depuis un bon moment (voir à ce sujet ma typologie des blogues de 2009) et certains d’entre eux sont de véritables exercices-miroirs de redite perfectionnée des médias conventionnels. Gardons notre agacement bien en bride, sur ceci. Plagiat parfois, la redite ne l’est pas toujours. Les Monsieur Jourdain de la redite sont légions. Que voulez-vous, on ne lit pas tous les éditos, fort heureusement d’ailleurs. On les redit bien souvent sans le savoir. Et le fait de s’y substituer, sans les lire, ne fait pas moins de soi la voix d’un temps… de la non-avant-garde d’un temps, s’entend.
La propension TÉLEX en cyber-journalisme citoyen rencontre d’ailleurs un allié aussi involontaire qu’inattendu: les lecteurs. Vous parlez du sujet que vous jugez vraiment crucial, sensible, important, vous collectez trente-deux visites. Vous bramez contre Jean Charest (qui, au demeurant, ne mérite pas moins, là n’est pas la question), vous totalisez en un éclair sept cent cinquante sept visites, dans le même laps de temps. Ça prend de la force de caractère pour ne pas, à ce train là, subitement se spécialiser dans le battage à rallonge du tapis-patapouf. Give people what they want, cela reste une ritournelle qui se relaie encore et encore sur bien des petits airs. Automatiquement accessible, dans une dynamique d’auto-vérification d’impact instantanée, il est fort tentant, le chant des sirènes du cyber-audimat. Beaucoup y ont graduellement cédé, dans les six dernières années (2006-2012). Et la forteresse cyber-citoyenne de lentement caler dans les sables actualistes rendus encore plus mouvants par ce bon vieux fond de commerce indécrottable de nos chers Bouvard & Pécuchet.
Je ne questionne pas les mérites intellectuels et critiques de la résistance tendue et palpable du polémiste cyber-journalistique. Il est sain, crucial même, de nier (au sens prosaïque et/ou au sens hégélien du terme) la validité du flux «informatif» journalier. C’est exactement au cœur de ce problème que mes observations actuelles se nichent. À partir de quel instant imperceptible cesse-t-on de critiquer le traitement ronron de l’actualité et se met-on à juste le relayer? À quel moment devient-on un pur et simple TÉLEX? Le fond de l’affaire, c’est que l’immense majorité des commentateurs citoyens n’est pas sur le terrain et c’est parfaitement normal. Tout le monde ne peut pas être en train de vivre à chaud le printemps arabe ou la lutte concertée et méthodique des carrés rouges québécois. Le journaliste citoyen n’est donc pas juste un reporter twittant l’action, il s’en faut de beaucoup. C’est aussi un commentateur, un analyste, un investigateur incisif des situations ordinaires. On notera d’ailleurs, pour complément à la réflexion, que les luttes, les rallyes, les fora, les printemps de toutes farines ne sont pas les seuls événements. Il est partout, l’événement. Il nous englobe et il nous enserre. Il nous tue, c’est bien pour ça qu’on en vit. Et le citoyen est parfaitement en droit universel de le décrire et de l’analyser, ici, maintenant, sans transition et sans complexe, dans ce qu’il a de grand comme dans ce qu’il a de petit. Il y a tellement énormément à dire. La force de dire est et demeure une manière d’agir, capitale, cruciale, précieuse. La légitimité fondamentale de ce fait n’est nullement en question. Ce qui est mis ici à la question, c’est le lancinant effet d’usure journalier, routinier. Le temps a passé et continue de passer sur la cyberculture. Les pièges imprévus de la redite chronique de la chronique vous guettent au tournant. Les échéances éditoriales vous tapent dans le bas du dos, que vous soyez suppôt folliculaire soldé ou simple observateur pianoteur de la vie citoyenne. Le premier éclat cyber-jubilatoire passé, ne se met-on pas alors à ressortir le vieux sac à malices journalistique, en moins roué, en moins argenté, et surtout en moins conscient, savant, avisé?
Retenez bien cette question et posez-là à votre écran d’ordi lors de votre prochaine lecture cyber-journalistique. Ceci est-il juste un TÉLEX, relayé de bonne foi par un gogo le pif étampé sur le flux, soudain intégralement pris pour acquis, du fil de presse? Que me dit-on de nouveau ici? Que m’apprend-on? Que subvertit-on en moi? Où est le vrai de vrai vrai, en ceci? Comment se reconfigure mon inévitable dosage d’idées reçues et de pensée novatrice dans cette lecture? Suis-je dans du battu comme beurre ou dans du simplement rebattu, ici, juste ici? Les impressions qu’on m’instille sur l’heure sont-elles des résurgences brunâtres hâtivement remises à la page ou des idées procédant d’une vision authentiquement socialement progressiste? Le fait est que, tous ceux qui on les doigts dansottant sur les boutons résultant du progrès ne sont pas nécessairement des agents de progrès… Il s’en faut de beaucoup.
La voici ici, justement (puisqu’on en cause, hein), mon idée force. Je vous la glose en point d’orgue et, pour le coup, n’hésitez pas à ne pas l’épargner. Mirez la sans mansuétude et demandez-vous si je la relaie, ouvertement ou insidieusement, du journal du matin (ce qui est la fonction essentielle d’un TÉLEX, gros être machinal, déjà bien vieillot et qui ne se pose pas de questions). Le cyber-journalisme citoyen ne piétine pas quand il résiste et se bat. Le cyber-journalisme citoyen se met à piétiner quand, entrant imperceptiblement en mimétisme, il se met à relayer ce qu’il aspirait initialement à ouvertement contredire, nommément la ligne «informative» des grandes agences de presse qui, du haut de leurs ressources perfectionnées et de leurs pharaoniques moyens, continuent d’ouvertement servir leurs maîtres. Le problème central, existentiel (n’ayont pas peur des mots), du cyber-journalisme citoyen n’est pas qu’on le marginalise (par acquis technique, rien sur l’internet ne se marginalise vraiment), c’est qu’on le récupère, en le remettant, tout doucement, dans le ton-télex du temps…